Allumer un feu
Éduquer ça n’est pas remplir un seau sot, mais allumer un feu
William Butler Yeats
Creuser, approfondir, discerner, repositionner une expérience dans un contexte. Boucler une réflexion globale sur une action locale.
- Pourquoi nous, enseignants, exerçons-nous majoritairement en frontal face à nos élèves alors que l’efficacité des pédagogies dites actives a été largement prouvée ?
- Pourquoi les travaux de groupe ne s’imposent-ils pas dans nos classes alors que les études ont montré la puissance pédagogique des conflits socio-cognitifs ?
- Pourquoi le tutorat entre élèves n’est-il pas plus présent dans nos établissements alors que l’expérience montre qu’il est profitable à tous et tout particulièrement aux tuteurs ?
- …
Bref, pourquoi nous, les enseignants, changeons-nous si peu notre manière de travailler alors que tout semble nous inviter à le faire ?
Face à ces questions il est très tentant d’émarger aux guichets du prêt à penser, il est facile d’en rester à la surface des analyses : les profs n’ont jamais connu que l’école, ce sont d’anciens bons élèves qui ont réussi dans le système, les profs ceci, les profs cela… Mais entre un fatalisme légitimant l’immobilisme et une exaspération épidermique, une voie me semble possible. Je vous la propose en trois étapes :
1/ Comprendre les incohérences
2/ Répondre aux besoins sous-jacents
3/ Accompagner la sortie des zones de confort
Cet article se concentre sur le 1/
Entrer dans les coulisses des incohérences
Poser un regard réprobateur et jugeant sur l’immobilisme apparent des enseignants, c’est barboter dans des discussions de comptoir et user des mots déjà bien usés. Pour une équipe de direction, ne pas chercher à comprendre, c’est avancer en aveugle. Mal comprendre, c’est avancer en malvoyant.
Comme enseignant, que voudrions-nous faire vivre aux élèves dans une situation équivalente ? (lire la congruence, le Jiminy Cricket des équipes de direction)
Pour ma part, j’aspire à ce que chaque enseignant cherche inlassablement à comprendre l’envers du décor. Toutes les erreurs des élèves, même les plus incohérentes, cachent une logique toute personnelle qui souvent nous échappe. L’enseignant est appelé à chercher patiemment cette logique qui a conduit l’élève à ces erreurs. C’est à ce prix qu’il pourra apporter un accompagnement pertinent. C’est en partant des représentations de l’élève qu’il pourra l’aider à en construire de plus justes.
Par isomorphisme (lire la congruence, un principe de gouvernance) les équipes de direction sont appelées à chercher les logiques personnelles et les besoins qui fondent l’action des enseignants, en particulier celles qui semblent à première vue incohérentes. À quel besoin répond cette attitude ou cette pratique qui me semble non efficace ? Trois freins au changement pédagogique me semblent revenir de manière récurrente.*
L’appel irrésistible de la scène ou le besoin de reconnaissance
Pour garder la flamme, un enseignant doit au quotidien, trouver une satisfaction, une rétribution symbolique à son investissement éducatif. La reconnaissance est certainement la plus l’importante d’entre elles. Outre la nécessaire reconnaissance de ses pairs et de sa hiérarchie, un enseignant à besoin pour durer dans le métier de celle de ses élèves. Il cherche une légitime satisfaction dans la relation quotidienne avec ses classes. Dans cette relation, l’image de lui-même que lui renvoient ses élèves pèse lourd. Un peu comme une vedette devant son public, l’enseignant devant sa classe cherche inlassablement à faire briller tous les yeux tournés vers lui. Une joie profonde le remplit quand, par une explication bien trouvée, il emporte son auditoire sur les chemins de la compréhension. Comme un chanteur accroche les émotions de son public à son filet de voix, l’enseignant peut être grisé par cette sensation, certes illusoire, de conduire l’esprit de tous ses élèves par sa parole. De plus, cette délicieuse sensation renvoie à la représentation ancestrale et encore très valorisée du maître qui emporte l’adhésion de son auditoire par son savoir et son charisme.
Qu’il est dur de résister à l’appel de la scène… même quand une foule d’arguments nous invitent à quitter l’estrade pour nous mettre en position d’accompagnement de nos élèves.
La peur de perdre la maîtrise ou le besoin de sécurité
Enfoui profond en nous, on trouve également chez nombre d’enseignants la peur de ne plus être aux commandes, de perdre la maîtrise. Le face à face pédagogique donne la sensation de maîtriser les étapes d’apprentissage des élèves. En fait, on ne peut conduire que ce que font les élèves et plus exactement le temps que nous leur donnons pour le faire. Leur activité intérieure, véritable lieu de l’apprentissage est hors de notre portée. Penser la maîtriser est illusoire. Mais cette illusion est confortée par la maîtrise effective de certains aspects extérieurs de ce travail intérieur : la maîtrise du temps, du volume sonore, de la distribution de la parole… Nous maîtrisons le collectif, en espérant diriger l’apprentissage individuel.
Cette peur de ne plus rien maîtriser touche au besoin de sécurité. Ce besoin est légitime. Si nous sommes en insécurité nous ne pouvons pas accompagner les élèves dans leurs apprentissages. Paradoxalement nous avons besoin de nous sentir en sécurité pour pouvoir prendre des risques. Il faudra donc chercher des points d’appuis sécurisants pour oser sortir du face à face pédagogique.
Ces deux premiers freins, l’attrait de la scène et la peur de perdre la maîtrise, se jouent dans la classe. Un troisième se joue entre pairs, dans la salle des profs.
Le mimétisme professionnel ou le besoin d’appartenance
L’écosystème dans lequel nous travaillons pèse lourd sur nos pratiques et nos représentations. Nous sommes soumis à une culture, une organisation, des habitudes… qui nous imprègnent et qui nous façonnent. Des études montrent que pour une proportion conséquente d’enseignants, la culture de l’équipe dans laquelle ils travaillent modifient leurs pratiques et leurs attitudes jusqu’à renverser certaines de leurs représentations. Des représentations anthropologiques comme par exemple de savoir si les compétences relationnelles des enfants sont acquises ou innées peuvent basculer d’une position vers l’autre en fonction de l’équipe dans laquelle on travaille. (N’arrivant pas à retrouver mes sources je suis preneur de toutes références d’études traitant de ce sujet). Cette attitude répondrait au besoin d’appartenance, ressenti comme prioritaire. Endosser les codes et la culture commune permet de s’intégrer dans la communauté, d’y trouver une place.
Le processus d’intégration dans une équipe est bien sûr plus complexe que cela. Il dépend de chaque personnalité et de chaque équipe. Mais ce qui m’intéresse ici est l’effet paralysant ou au contraire stimulant que peut avoir ce besoin d’appartenance. Nous sommes sensibles au regard de nos pairs. Il n’est pas rare qu’un enseignant se censure par peur des remarques de ses collègues ou de sa direction. A l’inverse, une équipe dans laquelle la bienveillance et l’esprit d’initiative sont valorisés sera à même de mettre en mouvement des enseignants peu enclins à le faire naturellement.
Besoin de reconnaissance, besoin de sécurité et besoin d’appartenance sont trois besoins fondamentaux que l’on retrouve au cœur de la pyramide de Maslow. Ils sont à prendre en compte impérativement dans toute gouvernance de changement qui vise une plus grande cohérence des pratiques avec les finalités éducatives.
La suite de l’exploration…
Je chercherai dans un prochain article des pistes pour permettre aux enseignants de satisfaire ses besoins tout en les aidant à sortir de leurs zones de confort.
∗ Ils sont issus à la fois de mon introspection (j’ai conservé quelques heures d’enseignement), de mes observations et de discussions professionnelles.
Les autres articles de la même exploration…
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