Allumer un feu
Éduquer ça n’est pas remplir un seau sot, mais allumer un feu
William Butler Yeats
Creuser, approfondir, discerner, repositionner une expérience dans un contexte. Boucler une réflexion globale sur une action locale.
Merci, à ceux qui liront cet article de m’orienter vers des auteurs qui auraient traité toute ou partie de cette question.
Ces incohérences qui nous freinent
- Comment imaginer promouvoir l’évaluation par compétences et supprimer les notes… quand les enseignants sont notés chaque année sur la base de 3 grands domaines bien peu précis (autorité/rayonnement, ponctualité/assiduité, activité/efficacité) ?
- Comment imaginer permettre aux élèves de devenir acteurs de leurs apprentissages… quand les professionnels ont le sentiment de n’avoir aucune prise sur le pilotage de leur établissement et bien peu d’autonomie dans leur métier ?
- Comment imaginer développer l’accompagnement individuel… si les enseignants rencontrent leur inspecteur tous les 6 ans et croisent leur chef d’établissement tous les 6 mois ?
- Comment imaginer promouvoir les pédagogies actives et différenciées… si les journées pédagogiques sont ressenties par les enseignants comme une succession de discours descendants et éloignés de leur réalité ?
- Comment imaginer initier les élèves au travail d’équipe… quand le chacun pour soi et les tensions dans l’équipe enseignante empêchent tout travail interdisciplinaire ?
Ces quelques exemples, très réels, sont tirés des métiers de l’Education Nationale. On pourrait trouver les mêmes dans d’autres institutions éducatives. Ma confrontation régulière avec ce qui me semble représenter des contradictions bloquantes pour une action éducative optimale m’a poussé à chercher une ligne directrice pour les analyser et adapter ma pratique. Cette ligne se résume en une phrase : une institution éducative ne peut être efficace que lorsqu’elle développe sa cohérence entre trois domaines : ce qu’elle fait vivre aux adultes, ce qu’elle fait vivre aux enfants et ses finalités éducatives.
Pour développer cette idée je vous propose de nous appuyer sur deux concepts : l’alignement pédagogique et l’isomorphisme pédagogique. Tous les deux tirés du monde de l’éducation, ils peuvent nous aider à mieux cerner ce qui se joue dans la présence de ces incohérences.
L’alignement pédagogique
Le concept d’alignement pédagogique a été décrit par John Biggs en 1996. Il développe ainsi l’idée que pour qu’un cours soit pleinement motivant et efficace, les activités pédagogiques et la stratégie d’évaluation doivent être « alignées », autrement dit cohérentes, avec les objectifs d’apprentissage. Ces objectifs pédagogiques sont classés par grandes familles en fonction de la nature des compétences visées. Les activités pédagogiques ainsi que les différentes modalités d’évaluation possibles sont classées suivant ces mêmes catégories. Pour un bon alignement, il s’agit de choisir ses activités pédagogiques et ses modalités d’évaluation dans la même catégorie que les objectifs du cours.
Ce principe constitue un outil d’analyse des cours. Un mauvais alignement de ces trois éléments engendre des cours qui motivent peu les étudiants, qui génère des difficultés d’évaluation ou des résultats catastrophiques.
L’alignement de la gouvernance sur les finalités
Je propose d’étendre ce concept et de lui faire dépasser le cercle de la classe pour lui faire couvrir celui de l’établissement, du système scolaire dans son ensemble. Il s’applique d’ailleurs à toutes les organisations éducatives (associations, ONG internationales…). Ainsi élargi il devient le principe de congruence d’une institution éducative : une institution éducative n’est pleinement efficiente qu’en travaillant inlassablement sa cohérence entre ce qu’elle fait vivre à ses professionnels, ce qu’elle fait vivre aux enfants et ses finalités éducatives… de la même manière qu’un cours n’est efficace que lorsque sa pédagogie et son mode d’évaluation sont alignés sur ses objectifs.
Isomorphisme pédagogique, isomorphisme de gouvernance
Pour travailler sur ce principe de congruence du pilotage on peut également s’appuyer sur le concept d’isomorphisme pédagogique. Ce dernier tire son nom d’un concept mathématique. Développé par Philippe Mérieu, il s’appuie sur l’idée que « les enseignants ne font jamais avec leurs élèves ce qu’on leur a dit de faire, mais ce que l’on a fait avec eux »… Si l’on veut qu’ils utilisent des méthodes actives, formons-les avec par des méthodes actives. Si l’on veut qu’ils mettent en œuvre des pédagogies différenciées, formons-les avec des pédagogies différenciées (ex : de formation d’adultes en mode différencié par John Rizzo).
Je propose de ne pas réserver cette recherche de cohérence aux seules méthodes pédagogiques utilisées en formation. Cet isomorphisme doit être une exigence managériale pour tout ce que vivent les professionnels, pas seulement durant leur formation et pas seulement pour les enseignants mais pour tous les acteurs de l’écosystème éducatif. Il doit s’appliquer au quotidien de la vie professionnelle : les relations entre collègues, avec le supérieur hiérarchique, l’animation et le contenu des réunions, les méthodes et les critères d’évaluation, les instances de prise de décisions, les modalités de communication interne…
Le statut de l’erreur comme illustration
Prenons l’exemple du statut de l’erreur.
1/ Dans le monde de l’éducation un consensus se dégage pour que les erreurs commises par les élèves puissent passer du statut de faute à celui d’opportunité de mieux comprendre, de mieux apprendre. Cette question apparait régulièrement comme un enjeu pour notre époque. Il dépasse d’ailleurs largement le cadre scolaire (voir Les vertus de l’échec de Charles Pépin).
2/ Cet objectif appelle une évolution importante des pratiques des enseignants, de leur vocabulaire et de leur relation éducative. L’évolution des modalités d’évaluation est certainement le dossier prioritaire à travailler pour cette question.
3/ Mais comment imaginer que les enseignants puissent faire évoluer ce qui semble être un trait de caractère national sans que le traitement de leurs propres erreurs, de leurs propres échecs ne fasse lui aussi l’objet d’une révolution. Il s’agit d’interroger plus d’aligner la manière de recevoir, de traiter, d’accompagner les erreurs et les échecs des enseignants. Quelle image leur chef d’établissement ou leur inspecteur leurs renvoient-ils de leur mauvais positionnements, des leurs difficultés professionnelles, de leurs libertés mal placées, de leurs écarts mal venus… ? A ce niveau aussi la question de l’évaluation apparaît comme un enjeu prioritaire.
Et plus loin encore, quelle image renvoient les équipes de directions et les cadres de toute l’institution de leurs propres erreurs, de leurs propres échecs ? Sont-ils assumées ? Analysées ? Partagées ?
On voit à travers ce simple exemple que ce principe de pilotage congruent est d’une très grande exigence. Une exigence autant personnelle que collective. Et si ce principe de congruence n’est pas une condition suffisante à l’efficience d’une organisation éducative, il me semble qu’elle en est une condition indispensable.
La suite de l’exploration…
Je vous propose dans un article suivant de voir comment ce principe, somme toute, théorique peut se transformer en « Jiminy Cricket » très concret des équipes de direction.
Les autres articles de la même exploration…
La congruence : les coulisses des incohérences
Pourquoi nous, enseignants, exerçons-nous majoritairement en frontal face à nos élèves alors que l’efficacité des pédagogies dites actives a été largement prouvée ?
lire plusLa congruence, le Jiminy Cricket des équipes de direction
Que pensez-vous d’un homme politique qui milite pour le respect de la dignité de tous les êtres vivants et qui porte régulièrement des propos sexistes et insultants ? Son discours fait-il autorité ?
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Très intéressant. Il y a longtemps que sur la plan de la formation des maîtres, on déplore cette incohérence entre le dispositif utilisé par le formateur (très souvent du frontal descendant) et son discours vantant les mérites des pédagogies actives. Marcel Lebrun milite beaucoup pour l’isomorphie en formation pour adultes. Mais, comme tu le dis, ce n’est qu’un aspect du problème.
Si, nous ne sommes pas prêts de voir bouger les lignes en terme d’évaluation des enseignants tu as tout à fait raison d’insister sur l’établissement. Voilà certainement un « espace professionnel » sur lequel nous avons une vraie marge de manoeuvre pour faire bouger les lignes. Comment, par exemple, demander aux enseignants d’utiliser le conseil de coopération en classe comme outil régulateur si à l’échelle de l’équipe enseignante et éducative, le chef d’établissement ou l’équipe de direction n’utilise pas des techniques proches et adaptées de ces outils?
Faire vivre aux adultes ce en quoi on croit pour nos élèves. Tout est question de cohérence ! Et à ce niveau, la place du chef d’établissement est bien évident cruciale, mais il me semble que nos institutions devraient se donner cette même exigence pour accompagner les chefs d’établissements…
En terme de référence, pour ce qui est de la place de l’erreur, il me semble que l’ouvrage d’Astolfi, « l’erreur, un outil pour enseigner » reste une belle base de travail et de réflexion.
C’est un sujet qui me tient à cœur. Je le développerai dans d’autres articles.
Merci Jérôme pour ton conseil de lecture. Je note !